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Christian Marclay - Guitar Drag (2000)

AGENDA

Exposition

Sonic Boom - The Art of Sound

du 27 Avril 2002
au 18 Juin 2002
Sonic Boom passe en revue les artistes les plus influents qui explorent ce domaine en expansion, à un moment critique de l'évolution des média. Nul ne sait où se dirigeront les arts des médias car leur destin est enchaîné à l'avenir incertain et saturé des communications électroniques. Nous ne pouvons que deviner. À cette phase de son histoire, un aspect fascinant de l'art du son réside dans la façon dont des contrastes saisissants dans les méthodes et les matériaux de travail peuvent encore être reliés à des sources historiques communes.

SONIC BOOM - THE ART OF SOUND
Hayward Gallery - 27 april - 18 June 2002
Artists: Angela Bulloch, Paul Burwell, Disinformation, Heri Dono, Max Eastley, Brian Eno, Paulo Feliciano & Rafael Toral, Greyworld, Stefan von Huene, Ryoji Ikeda, Philip Jeck, Thomas Köner, Christina Kubisch, Chico MacMurtrie, Christian Marclay, Russel Mills & Ian Walton, Mariko Mori, John Oswald, Pan Sonic, Project Dark, Lee Ranaldo, Scanner & Katarina Matiasek, Paul Schutze.

Photos by Goran Vejvoda
Extract of the catalogue text (In french):
Dans cet essai extrait du catalogue de Sonic Boom (The Art of Sound) publié en 2002, à l'occasion de la manifestation du même nom à la Hayward Gallery de Londres sous son commissariat, David Toop nous convie à un voyage dans le xxè siècle sonore jusqu'au Sound Art, "interdiscipline" de plus ne plus présente dans les divers mouvements, époques et attitudes artistiques.

L'art sonore n'est pas une invention récente. Compositeurs comme peintres, écrit Karin V. Maur dans The Sound of Painting (1999), ont fréquemment puisé des idées nouvelles en s'empruntant ou en s'approchant de leurs procédures mutuelles. Cette relation à deux sens traverse le siècle entier. La musique est à l'origine de l'abstraction picturale et de la révolution artistique qui, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, a infiltré les principaux pôles de création artistique de Paris à Moscou en passant par Prague, de Londres à Rome et, finalement, New York.

L'art sonore -le son combiné avec les pratiques des arts visuels- n'est donc pas une nouveauté. Sa pertinence semble s'affirmer à mesure que le monde concret s'efface devant la condition fluide, immatérielle de la musique. Malgré la faculté qui est la nôtre de saisir et de transformer le monde, nous autres humains nous acharnons à construire un environnement où notre propre présence physique est presque superflue. Nos doigts ne sont plus faits pour tenir: ils servent à manipuler des boutons et des manettes. Pour le meilleur ou pour le pire, le vingt-et-unième siècle s'annonce comme un espace intangible d'images, de sons et de voix désincarnées, tous reliés par d'invisible réseaux et accessibles par des interfaces de plus en plus transparentes.

La nature intangible de la musique fait d'elle un hôte plus que bienvenu dans cet espace. Le téléchargement de musique à partir d'Internet s'avère une pratique aussi populaire que la visite de sites pornographiques et bien des musiciens créent aujourd'hui de la musique grâce à des logiciels qui n'ont rien à envier aux studios d'enregistrement les plus perfectionnés. La musique est pourtant aussi ancienne que l'humanité. Activité sociale à l'origine des plus importants rassemblements humains de l'histoire, la musique est tout à la fois matière et esprit. Le même morceau peut inciter un individu à se lever en sursaut pour danser, donner la migraine à autre, causer du chagrin, exciter sexuellement ou inspirer un cours magistral. La musique accompagne tous les rites de passages de la vie; pourtant, à l'ère digitale, la production et l'interprétation musicales sont en train de se fondre dans la sphère virtuelle, ne conservant de la vie charnelle, lorsqu'elle était acoustique ment imparfaite, que des échos nostalgiques.

Dans ce contexte, le son fascine autant comme médium qu'il pose un problème comme outil de communication. Les citadins des temps modernes sont à ce point immergés dans un monde de sons que la musique se réduit à un simple filament de cette toile faites de signaux électroniques et de bruits de machine. Cette absorption de la musique dans l'environnement sonore (et celle du monde sonore dans la musique) a été prophétisée par beaucoup de compositeurs et d'inventeurs sonores les plus remarquables (quoique fort divers) du XXe siècle: Erik Satie, les Futuristes italiens, Duke Ellington, John Cage, Karlheinz Stockhausen, le roi de l'ère cosmique pour garçonnière Juan Garcia Esquivel et l'inventeur de la «muzak» George Owen Squier.

Des notes envoyées par Jean Cocteau à Erik Satie alors que ce dernier composait la partition musicale pour son ballet de 1917 Parade contenaient des références à des ascenseurs, des machines à vapeur, des dynamos, des aéroplanes, finit par tomber amoureuse du détective, les cinémas et le Pont de Brooklyn.

En incorporant le son d'une sirène, d'une roue de loterie, d'une machine à écrire ou de coups de feu, Satie ne fit pas que signaler ce nouvel engouement pour les machines et pour l'électricité, mais composa une partition musicale qui intégrait à son inimitable style dépouillé des formes de musique populaire telles que le "music-hall" français, le "ragtime" et les parodies exotiques.

Créant un précédent au tourbillon actuel de citations et d'échantillonnage musical, Satie paraphrasa même une composition d'Irving Berlin, That Mysterious Rag.
En composant Socrate en 1918, Satie avait inventé le concept de "musique d'ameublement". Deux ans plus tard, le 8 mars 1921, écrit Nancy Perloff dans Art and the Everyday, Satie et Milhaud présentèrent l'idée de musique de fond au public en organisant un concert aux galeries Barbazanges, au cours duquel de la "musique d'ameublement", composée de refrains populaires, était jouée par un groupe pendant les entractes. Leur tentative de reléguer la musique dans les coulisses de l'activité sociale ne s'avéra pas un franc succès car Satie dut parcourir les rangs du public en les enjoignant de ne plus prêter attention à la musique.

L'émergence de cette audacieuse volonté de convergence -de la musique et des bruits de la vie moderne, de la musique symphonique et du jazz et des chansons populaires, des arts plastiques et des arts de performance- allait s'avérer d'une importance considérable pour le courant de travaux évolutionnistes sur le son qui allait traverser le xxè siècle.

Deep silence, speed noise
Le son est l'essence de la musique: tandis que les principes qui régissent la musique ont été contestés, réfutés et redéfinis au cours des cent dernières années, le son en demeure l'axe. Au tournant du xxè siècle, Clause Debussy anticipait l'avenir. Alors qu'il étudiait la musique en 1883, il faisait «gronder» son piano, évoquant le bruit des bus qui parcouraient les rues de Paris. Six ans plus tard, il écoutait un ensemble javanais de gamelan jouer à l'exposition de Paris de 1889 lors d'une des célébrations de la conquête coloniale, et était captivé par le mélange vibrant de percussions et de mélodies. Puis en 1913, quelques années avant de mourir, il remettait en cause la domestication du son et son histoire, cette magie que quiconque peut extraire d'un disque à volonté, affirmant à la place que Le siècle des aéroplanes mérite sa musique propre.

À l'approche de la Première Guerre mondiale, les Futuristes italiens s'emparèrent du caractère électrique, mécanique et destructeur de la vie européenne avec une ferveur qui balaya les espoirs et les craintes de Debussy en même temps qu'elle s'en inspirait. La vitesse ainsi que le "mouvement" de l'électricité et la rumeur de la guerre moderne étaient célébrés. Un peintre, Luigi Russolo, écrivait son manifeste Art of Noises la même année que le plaidoyer de Debussy en faveur d'une musique résolument moderniste. Les Futuristes italiens ne tardèrent pas à faire entendre que l'Italie était un pays où les musées et les ruines envahissaient le paysage culturel comme un champ de pierres tombales, écrivait Douglas Kahn dans Noise, Water, Meat (1999), et poussaient [les avant-gardes européennes] vers la révélation de Marinetti, dans Les Fondations et le Manifeste du futurisme, selon laquelle le vrombissement de l'automobile est plus beau que La Victoire de Samothrace.

D'une certaine façon, il est possible d'imaginer la fusion alchimique du son du xxè siècle lors de traversées transatlantiques au cours desquelles des paquebots transportaient Maurice Ravel ou Darius Milhaud vers Paris en provenance de New York. Entendues au cours de visites nocturnes au Cotton Club de Harlem, les sons des fabuleuses inventions de jazz -des batteries sculpturales entourées de percussions chinoises et de gongs, des cuivres bouchés par des sourdines aux sonorités évoquant une forêt grouillant de créatures mythiques -se fondaient dans les exotismes de Debussy et les citations et répétitions de Satie.

L'usage que faisait Satie de la stase et de la répétition, qu'on avait eu l'occasion d'entendre au piano dans Vexations, qui mettait 840 fois bout à bout la même phrase, était un rejet du romantisme. La musique venait d'obtenir le droit de se figer, de marteler le même point jusqu'à ce que l'interprète et le public entrent dans une transe et que chaque son se transforme au contact des sens du public plutôt que par la volonté du compositeur. Avec Vexations, Satie créait une sorte de machine, une sorte d'installation. De façon à jouer cette phrase 840 fois, recommandait Satie, l'interprète devrait se préparer par l'exercice d'un silence profond et d'une immobilité recueillie. Sous l'humour ambigu qui caractérisait Satie se devinait un soupçon de zen et un avant-goût de la robotique.

Enracinées dans la magie, les machines qui peuvent jouer de la musique sans intervention humaine éveillent une peur éminemment moderne; comme HAL dans 2001, odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, ces machines posent une question glaçante mais logique : Les humains sont-ils encore nécessaires?. Le théoricien, militant, poète et pugnace porte-parole des futuristes, Filippo Marinetti envisageait une menace similaire dans un essai intitulé L'Homme multiplié et le Règne de la machine : Nous travaillons à la création d'un type non-humain, écrivait-il, pour lequel la souffrance morale, la générosité de coeur, l'affection et l'amour, ces insignes poisons de l'inépuisable énergie vitale, seuls interrupteurs de notre puissante électricité corporelle, seront abolis... Cet être non-humain et mécanique, construit pour une vitesse omniprésente, sera naturellement cruel, omniscient et combatif.

Les machines à bruit de Intonarumori inventées par Luigi Russolo et construites par Ugo Piatti juste avant que n'éclate la Première Guerre mondiale incarnaient une certaine forme de cruauté. Russolo avait décrit avec une extase clinique les bruits de la guerre dans son Art of Noises. L'agonie vocale de chevaux mourant et d'hommes blessés n'était-elle pas présente après tout dans La Déroute de San Romano de Paolo Uccello? Russolo, lui, ne s'intéressait qu'à la guerre des temps modernes et tout particulièrement à sa technologie et écrivit donc à propos des "glissandi" des lâchers de bombes, des rafales lancinantes et impitoyables des mitrailleurs, des hurlements félins des obus. L'homme qui connaît la clameur des cités modernes, écrivait Russolo, qui connaît tous les bruits de la rue, des gares et des usines pléthoriques trouvera quand même sur le front de quoi l'émerveiller, des bruits où il puisera des émotions inattendues et nouvelles.

Les machines de Russolo étaient de grandes boîtes surmontées de cornets de gramophones monstrueux, capables de grogner, de bourdonner, de siffler et de craquer, en une imitation acoustique des nouveaux paysages sonores déchaînés par la révolution industrielle. Le public qui se présenta aux représentations de Intonarumori à Modène, Milan, Gène, Paris, Prague et Londres échoua à stimuler l'optimisme de Russolo même s'il confirma le rêve qu'avait fait Marinetti de nonhumains combatifs. Je suis comme quelqu'un qui aurait présenté la première locomotive à des vaches et à des taureaux, écrivit Marinetti, à propos de la dérision dont Art of Noises avait fait l'objet auprès de son public.

Le barbarisme esthétique de Intonarumori fut cependant éclipsé par la barbarie de la guerre totale. Une tournée fut annulée, les instruments furent perdus et Russolo s'engagea dans l'armée italienne. Selon ses propres mots, il eut la chance de se battre au milieu de cette merveilleuse, grande et tragique symphonie qu'était la guerre des temps modernes. Blessé au front, il fut démobilisé et reprit ses démonstrations publiques de bruits en 1921. En 1928 on se mit à espérer que son Orgue de bruit serait lancé sur les chaînes de production comme accompagnement idéal pour les films muets. C'est alors que le cinéma parlant fit son irruption et que tous les éventuels financiers de Russolo se décommandèrent. Russolo était une seconde fois victime de ce progrès dont il chantait les louanges. Devenus aujourd'hui des hôtes fantômes au banquet du millenial, les Intonarumori se taisent tels un préambule à la fascination des xxè et xxiè siècles pour le bruit, l'industrie et les opérations réalisées par des êtres non-humains, mécaniques et électriques.

Voix d'esprits sur demande (on demand)
Les hommes du Moyen Âge avaient une tournure d'esprit si orientée vers la mécanique qu'ils croyaient que des anges étaient chargés du mécanisme de l'univers : un manuscrit provençal du quatorzième siècle dépeint deux anges ailés actionnant le mécanisme coulissant du ciel.
Jean Gimpel, La Machine médiévale, 1976

Le désir de créer des machines à son remonte bien plus loin que Russolo et Piatti. Cette relation idéalisée entre l'homme et la machine venait de loin, écrit Erik Davis dans TechGnosis: mythe, magie et mysticisme à l'ère de l'information (1999), le terrain avait déjà été préparé par les cosmologistes mécanistes de la Grèce antique et cela frappa l'imagination, quand d'ingénieux bricoleurs tels que [l'inventeur alexandrin] Heron se mirent à construire ces protorobots extravagants que nous appelons automata -des dieux, poupées et oiseaux mécaniques qui captivaient les peuples anciens et médiévaux autant qu'ils fascinent les enfants qui visitent Disneyland aujourd'hui.

En 1650, l'érudit jésuite Athanasius Kircher publia 1500 exemplaires d'un traité sur la musique et l'acoustique intitulé Musurgia Universalis . Réinvestissant le rôle des anges, Kircher avait inventé une extravagante série d'appareils mécaniques qui généraient, amplifiaient et redonnaient les sons. Flottant dans les limbes scientifiques et mystiques installées depuis la Renaissance, les inventions de Kircher comprenaient des statues chantantes actionnées par l'énergie solaire, des harpes éoliennes, un orgue hydraulique dont les sons semblaient produits par des automates à l'effigie de Pan et Echo, et enfin des tuyaux qui projetaient des sons par la bouche de statues ou encore transmettaient des conversations qui se tenaient dans des pièces adjacentes. Il construisit également un ordinateur rudimentaire, que Joscelyn Godwin, chercheur en sons ésotériques, décrit comme une arche musarithmétique, ainsi que des boîtiers de manettes sur lesquelles étaient inscrites des séquences et qui servaient de machines à composer.

Le ventriloquisme de statues parlantes et les masques articulés utilisés par les prêtres pour invoquer les voix des esprits fut une étape décisive dans l'histoire des automates. Les automates étaient à leur tour, ainsi que le suggère Erik Davis, les précurseurs des robots, des répliquants et de l'enregistrement. Dans le Japon (où perdure une croyance optimiste dans l'avenir robotique tel qu'il est dépeint dans la science-fiction classique) du xviiiè siècle, des Hollandais se divertissaient au spectacle de Karakuri qui mettaient en scène des musiciens ainsi que des poupées mécaniques. Une illustration sur un guide d'Osaka publié en 1798 montre le théâtre Takeda, où un ensemble de percussions de style Kabuki accompagnait un grand coq mécanique tapant sur un tambour.

Ces inventions mécaniques jouaient un rôle important dans l'évolution technologique. Tout comme les automates européens créés par des inventeurs comme Vaucanson annonçaient les machines de la révolution industrielle, écrit Marie Hillier dans Automates et Jouets mécaniques (1976), le spectacle de Karakuri était un éveil de l'automation. Selon Marie Hillier, cet exemple d'interaction entre l'humain et la machine a entraîné des améliorations de la fabrication de médicaments et de sucre à l'aide de moulins.

D'une manière similaire, le piano mécanique peut être identifié comme l'ancêtre de la réalité virtuelle. Dans Mondes virtuels (1992), la tentative de Benjamin Wooley d'explorer la simulation de la réalité, une généalogie est échafaudée: les notions de réalité simulée par ordinateur formulées à la fin des années 1960 par le pionnier de l'informatique Ivan Sutherland étaient inspirées par le simulateur de vol élaboré par Edwin Link, dont la source d'inspiration était le pianola. Né dans une famille dont le domaine d'affaires consistait justement en la fabrication d'instruments mécaniques, Edwin Link avait utilisé le moteur de pianos mécaniques, qui deviendrait la base de son simulateur de vol en 1930.

Une technologie qui permettait de répéter la musique et de la reproduire à la perfection jusqu'à ce que le mécanisme s'enraye annonçait aussi l'âge de la phonographie. Des créations ludiques et sinistres telles que le singe violoniste d 'Alexander Theroude, créé en 1862, furent peaufinées et miniaturisées dans un but de production à plus large échelle. Ce n'est qu'avec l'avènement de la Première Guerre mondiale que le commerce florissant de boîtes à musique, de pendules ornées d'oiseaux chantants mécaniques, et même de films musicaux soulignés par des clochettes commença à décliner, tandis que d'autres formes d'enregistrement du son devenaient plus accessibles. Ce processus d'obsolescence devint inévitablement le signe d'une mutation historique au sein des travaux de compositeurs et d'interprètes qui créaient grâce à des machines, que ce soient les compositions pour piano mécaniques de Conlon Nancarrow ou de James Tenney, les Zodiac pour boîte à musique de Karlheinz Stockhausen ou encore l'extraordinaire diversité qu'ont engendrée après eux John Cage et le "turntablism" de Grandmaster Flash, qui transforme la platine en instrument phonographique du passé et du futur.

Un océan de sons
A gasoline-driven generator in the entrance hall was soon pounding away, its power plugged into the mains. Even this small step immediately brought the building alive... However, in the tape recorders, stereo systems and telephone answering machines, Halloway at last found the noise he needed to break the silence of the city
J. G. Ballard, The Ultimate City, 1976

Pendant que les robots du xxè siècle et les androïdes poursuivaient leur marche inexorable vers l'intelligence artificielle, les machines parlantes telles que le télégraphe sans fil, le phonographe, le téléphone et le cinéma venaient avec leur imagerie nouvelle et d'étranges spéculations sur l'interaction entre la vie humaine et les mystères invisibles. Dans TechGnosis, Erik Davis décrit ce qui s'est passé en 1924 quand la planète Mars est passée plus près de la Terre qu'à l'accoutumée. L'activité de nombreux émetteurs fut momentanément interrompue de façon à ce que les "Martiens" puissent disposer des ondes pour envoyer leurs propres messages. Les pirates radiophoniques purent profiter d'une symphonie de signaux inconnus, écrit-il, les scientifiques qualifieraient aujourd'hui la masse de ces sons comme sphérique -une vaste gamme d'ondes radio causées par les millions d'éclairs qui transpercent chaque jour l'atmosphère. Les sceptiques mettraient le reste sur le compte de l'imagination et de sa propension incontrôlée à projeter des canevas rationnels sur la statique aléatoire de l'univers. Cet argument, quoique recevable dans son sens strict, déforme le cycle technoculturel dans lequel il s'inscrit: les nouvelles technologies de perception et de communication ouvrent de nouveaux espaces, qui sont toujours calqués à quelque niveau que ce soit sur l'imagination.
La musique des cent dernières années se caractérise par une sensation d'immersion. Les frontières musicales se sont écartées au point de ne plus être aussi claires. La musique est devenue un champ, un paysage, un environnement, un parfum, un océan. Les médias tels que la radio, la télévision, et le cinéma ou, plus récemment, Internet ou le téléphone portable, ont favorisé l'image d'un océan infini de signaux. Les enfants, les parents et les grands-parents qui se regroupaient autour du poste de marque Grebe, Radiola ou Aeriola, écrivaient Gene Fowler et Bill Crawford dans Border Radio (1876), et s'émerveillaient des sons transportés jusqu'à eux depuis des contrées éloignées [...] les auditeurs qui achetaient des postes de radio étaient pourtant quelquefois déçus. Des hurlements, des grognements et des joutes oratoires envahissaient les ondes, parfois décrites comme un asile hertzien.

Les humains flottent dans cet océan, cet asile, leur existence et leur identité représentées par des curseurs, des icônes, des mots de passe, des cartes de crédit et des codes d'accès, des avatars, des voix désincarnées. Au cinéma, nous sommes assis dans l'obscurité, transportés par une fusion complexe entre le son et l'image; devant des consoles de jeux électroniques, nous subissons les bombardements d'effets sonores, de musique hyperactive et l'intrigue interactive qui se déploie ou s'effondre comme nous actionnons frénétiquement la manette de contrôle; sur la téléphonie mobile, des voix et des informations nous suivent jusque dans nos moindres mouvements; sur Internet, nous nous déplaçons à travers d'interminables couches de données, souvent inconscients de leur origine géographique, rendus à l'idée que nous sommes ne sommes nulle part dans l'espace physique indescriptible.

Des musiciens et des artistes des sons ont apporté une contribution significative à l'exploration et la cartographie de cet espace indescriptible et totalement étrange qui enveloppe aujourd'hui l'humanité. Exécutée pour la première fois en 1952, la composition de John Cage intitulée 4'33 nécessitait la présence d'un musicien pour exécuter une performance minutée sur un instrument d'où il ne faisait sortir aucun son. Un demi-siècle plus tard, cette oeuvre n'est pas sans provoquer de saisissants résultats et ce bien que le public soit bien mieux informé des implications d'une telle oeuvre. À l'occasion de la première, un public averti franchit de nouvelles frontières dans l'aventure de la désorientation. Un artiste local s'est enfin élevé, écrit David Revill dans Roaring Silence, sa biographie de John Cage (1992), et proposait avec une véhémence languissante: "Bon peuple de Woodstock, conduisons ces gens hors des sentiers battus". David Tudor, qui exécuta l'oeuvre au piano ce soir-là décrivit cette expérience comme une des expérience d'écoute les plus intenses qui puissent être. Au-delà de l'impatience et d'un sentiment d'avoir été dupé, escroqué, il y a une conscience aiguë de l'environnement sonore immédiat et de son atmosphère et au-delà de cela, il y a tout un éventail de souvenirs et de sentiments dont chacun des membres du public aurait pu continuer à ignorer l'existence pendant des années.

La composition centrale de John Cage lui avait été inspirée par le bouddhisme Zen, par son expérience dans la chambre anéchoïque de l'université de Harvard, où il avait eu l'occasion d'entendre le bruit que faisaient son propre système nerveux et sa circulation sanguine, ce qui l'avait amené à conclure que le silence n'existait pas, et enfin par les monochromes noirs et blancs de Robert Rauschenberg. Rauschenberg appelait ses peintures noires "plantes nocturnes". Loin de se vouloir un hommage au Carré blanc sur fond blancde Malevitch, écrit Calvin Tomkins dans Ahead of the Game (1962), les monochromes blancs de Malevitch sont considérés depuis leur création comme l'affirmation la plus pure de l'idée selon laquelle la vie (c'est à dire l'environnement) peut faire intrusion dans l'art ; ils sont également considérés comme la preuve formelle de l'impossibilité de créer le vide (ce que la science semblait avoir déjà démontré, mais il n'est rien que l'art ne puisse remettre en question). Tomkins reprend l'observation de Rauschenberg selon laquelle les monochromes blancs sont bien plus hypersensibles qu'ils ne sont passifs. les regardant, déclara-t-il à un journaliste en 1963, on pouvait presque deviner, aux ombres qui s'y projetaient, combien de personnes étaient présentes dans la salle et quelle heure il était.

Il n'y avait qu'un pas de cette idée à la création d'installations sonores capables de produire leur propre musique. La musique n'était peut-être plus une question pertinente. Comme l'écrivit Michael Nyman dans Experimental Music (1974): L'oeuvre de John Cage est entravée par son exécution dans une salle de concert, par le fait qu'elle ne contienne aucune directive spécifique adressée à son public et par le fait que ce qu'elle donne à entendre soit totalement voué au hasard. Beaucoup d'artistes des sons qui vinrent après John Cage ne voulaient plus s'encombrer de ces obstacles. Les compositeurs et les musiciens ne faisaient plus partie du projet; dans certains cas, le projet fut détruit et jeté. Les sons pourraient s'auto-générer grâce aux sculptures sonores ou aux machines kinétiques de Takis, Pol Bury, Harry Bertoia, Jean Tinguely, Len Lye, Tsai Wen-Ying et les frères Baschet. La musique des sculptures sonores pouvaient devenir une cartographie de phénomènes émergents: continus, diffus, immersif, tels un conglomérat éternellement engageant de rythmes internes, la réalisation d'un procédé qui semblait osciller au seuil de la nature et de la culture.

Dans une oeuvre qui était plus conceptuelle que matérielle, les sons passaient au premier plan de la perception de l'auditeur, découvrant la naissance d'une oeuvre d'art, sans toujours être conscient du fait qu'il était le réceptacle de cet art. Le son, après tout, ne peut-il pas nous entourer de toutes parts - dans l'air, à travers le sol et à l'intérieur même de notre corps - et pourtant nous sommes en mesure de rendre sa présence marginale. À la fin des années 1960, Max Neuhaus composa une oeuvre intitulée Listen . Elle consistait à installer un public dans un bus, à tamponner le mot "Listen" sur leurs mains et à leur faire traverser ainsi des environnements sonores distincts, tels que des centrales électriques, des stations et des tunnels. Comme John Latham l'a dit, le contexte constituait la moitié de l'oeuvre. L'identité de l'artiste et son empreinte se fondaient dans l'environnement, tandis que commençait l'expérience.

Le son sans frontières culmina à une période d'intense et extrême activité: le travail conceptuel de performance du groupe Fluxus, le mouvement américain du "free-jazz" que divers talents tels qu'Ornette Coleman, Albert Ayler, Cecil Taylor et Sun Ra embrassèrent ; les minimalistes et les compositeurs de systèmes tels que La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass et Charlemagne Palestine; ainsi qu'une scène florissante de groupes d'improvisations établis en Europe parmi lesquels AMM, MEV et le Spontaneous Music Ensemble.

Tout ce travail proposait de nouvelles relations entre créateur et auditeur, entre structure et interprétation, entre événement et lieu, entre temps et forme, entre l'objet sonore et son environnement (et aussi entre musiciens et leurs commanditaires. L'exemple de John Cage avait encouragé de nombreux musiciens à abandonner un système de composition rigide et à adopter des méthodes indéterminées ou ouvertes. Ces initiatives inédites s'associaient à des mouvements artistiques tels que les "happenings", le "Land Art", l'art conceptuel, la sculpture kinétique, le cinéma "underground", et fécondaient le rock psychédélique. Le mouvement Fluxus proposait des événements musicaux qui bousculaient toutes les définitions de la musique en utilisant des lieux qui replaçaient l'art dans des environnements étranges, absurdes et même impossibles. On nourrissait des pianos de foin, ou on les démolissait, on traînait des guitares dans les rues de New York. Dans une tentative spéculative d'absurdité dont le but était de bouleverser les attentes prévisibles des artistes considérés comme des ambassadeurs d'une culture de haut niveau, Art Yard de Walter De Maria (1960, New York), dressait le tableau d'une scène imaginaire sur laquelle des compositeurs tels que La Monte Young creusaient un trou dans la terre devant leur public.

L'influence de ce type de travail, de concert avec les recherches audio écologiques de R. Murray Schafer et le World Soundscape Project établi à Vancouver contribuèrent à l'essor d'un mouvement assez vaguement défini nommé "Sound Art" ou "Audio Art". Se détachant des principes fondateurs et des conventions d'interprétation de la musique, Audio Art explorait la question de l'articulation environnementale et spatiale et des implications sociales et psychosomatiques du son ou de la physique de médias utilisant le son, ce qui comprenait les sculptures sonores, les performances et les installations.

Jusqu'a ce que le piano disparaisse
He liked the happy-looking row of electrical meters and the fact that they ticked off in 3/2 time, claves time, that the multiple row of pipes with their valves whistled, water whirring through them. He liked the crunching noises when faucets were turned on, the conga-drum pounding of the washroom dryer : the thunder of the coal-bin walls.
Oscar Hijuelos, The Mambo Kings play Songs of Love, 1989

La clef était l'écoute. Dans le manifeste d'écologie du paysage sonore qu'il a publié en 1977, The Tuning of the World , R. Murray Schafer plaidait l'urgence d'une méthode cohérente d'audition de l'environnement sonore. Le paysage sonore mondial est en train de changer, écrivait-il, et l'homme moderne habite depuis peu un environnement acoustique qui lui était jusque là inconnu. Ces sons nouveaux, qui diffèrent en qualité et en intensité de ceux d'autrefois, ont alerté nombre de chercheurs sur les dangers d'une invasion et impérialiste de chaque repli de l'activité humaine sans exception, par des sons de plus en plus puissants et nombreux. Des chercheurs en acoustique, en psycho-acoustique, en analyse structurelle du langage et de la musique, en réduction du bruit et dans d'autres domaines d'études sonores posaient unanimement deux questions, résumées ici par Schafer: Quelle relation l'homme entretient-il avec les sons de son environnement et que se passe-t-il quand ces sons changent?.

L'influence qu'eurent l'art conceptuel, le "Land Art", l'écologie et l'héritage des performances de Fluxus n'épargna aucun des domaines d'activité du travail sur le son dans les années 1970. Nombre de ces travaux pouvaient passer pour les héritiers spirituels des inventions de science magique d 'Athanasius Kircher et des imprévisibles pièces musicales conceptuelles de Yoko Ono. Piano Transplant-Pacific Ocean number 5, qu'Annea Lockwood composa en 1972, donnait les instructions suivantes: Matériel: un piano de concert, une lourde chaîne d'ancre marine. Enchaînez le piano par le pied arrière avec des cadenas solides. Placez le piano au bord de l'eau à marée basse sur Sunset Beach près de Santa Cruz, Californie. Levez le couvercle du piano et laissez-le là jusqu'à ce qu'il disparaisse.

Frustré par les limites de la salle de concert et les attentes cultivées du public restreint de la nouvelle musique, l'art sonore aspirait à un engagement plus serré avec le public et l'environnement. Directement ou indirectement, il en résulta la critique d'un comportement musical qui suffoquait sous des conventions usées et ce même au sein de la soi-disant avant-garde. Les techniques, la technologie, l'interprétation, la structure musicale et le contexte furent convoquées au débat. Au moment précis où beaucoup de peintres et de sculpteurs ne se sentaient plus attachés à un médium spécifique, les artistes des sons se servaient de la référence musicale comme d'un point de départ plutôt que comme d'une catégorie restrictive. Laurie Anderson jouait de son "Viophonographe", une platine montée sur un violon et dont les sons étaient produits par une aiguille fixée dans l'archet, ou jouait du violon debout sur un bloc de glace qui fondait lentement. Bill Fontana proposait un projet qui consistait à amplifier les tons chantants produits par le trafic sur le pont de Brooklyn, puis, par satellite, en envoya une version mixée dans différentes parties du monde ; Alan Lamb enregistrait le bourdonnement éolien des fils du télégraphe en Australie; et David Dunn se plongeait dans le système alors émergent de la bioacoustique. R. Murray Schafer contextualisait les approches scientifiques du son dans le cadre de travail plus large de l'écologie globale et des impératifs sociaux. À la même époque, les artistes sonores désertaient les salles de concert et les galeries pour investir les rues, les immeubles de bureaux, les ports, la nature et même les couches les plus éloignées de l'atmosphère.

L'artiste sonore Felix Hess a décrit son approche comme ma façon d'en savoir plus sur l'intelligence de nos sens. Dans cette optique, l'art sonore peut aussi bien être une forme de science imaginative qu'un art. L'oeuvre d'Alvin Lucier, notamment, explore les phénomènes acoustiques, biologiques et psychologiques et transforme ses explorations physiques en morceaux étranges et envoûtants. Ce qui m'intéresse, déclara Alvin Lucier à Michael Parson pour le magazine Resonance, c'est le mouvement que le son effectue de sa source jusqu'à l'espace ou, en d'autres mots, ce qu'est la qualité tridimensionnelle. Parce que les ondes sonores doivent bien aller quelque part une fois qu'elles sont émises et ce qu'elles deviennent alors m'intéresse au plus haut point.

L'esprit de cette approche trouve ses racines dans la science telle qu'elle a évolué entre les années de Debussy et les futuristes. Cette branche de la physique a bénéficié d'une attention renouvelée de la part des chercheurs au cours des dernières décennies, écrivait E. G. Richardson dans sa préface de 1927 à Sound: a Physical Text Book, incontestablement stimulée par la guerre européenne et les progrès de la radiodiffusion. Les instruments de musique comme le piano -qui matérialise les valeurs esthétiques de l'art musical européen -étaient menacés par les défis venus du monde électrique de la radio, du phonographe ou du Theremin. Le manuel de Richardson remettait à jour les travaux des physiciens de la fin du xixè siècle tels que Hermann Helmholtz et John Tyndall et de prédécesseurs comme E. F. Chladni, autant de scientifiques dont les recherches ont trouvé un écho dans la musique d'Alvin Lucier, Edgar Varèse et Harry Partch. Tyndall, par exemple, résumait beaucoup d'expériences dans Sound, publié pour la première fois en 1867: long coups d'archets monocordes, illustration optique de fréquences rythmiques acoustiques, l'action du brouillard, de la grêle et de la neige sur le son, échos de flammes, vibrations dans des assiettes de métal, une analyse de sirènes ou du bruit produit par des cordes de piano.

Bien qu'elles aient été conduites avec une rigueur scientifique, la nature éthérée du son imprégnait ces expériences d'une aura de mystère. Sentant quelque peu le cabinet de l'alchimiste, ces expériences étaient une version moins torride des créations littéraires de Raymond Roussel. Parmi les scènes d'Impressions d'Afrique de Roussel, qui fut monté pendant une semaine à Paris, au théâtre Fémina en 1911, on pouvait voir un ver de terre domestiqué dont les ondulations dans un récipient de mica faisaient goutter de l'eau mercurielle sur les cordes d'une cithare, produisant des mélodies complexes. Les inventions fantastiques de Roussel se situaient entre vaudeville exotique, surréalisme anthropologique, récits de voyage voyeuristes et art audio du futur. Art fictif improbable et pourtant douloureusement possible, les sculptures sonores vivantes des Impressions d'Afrique frôlaient les territoires sensibles de la cruauté, du rêve, de la science pervertie, de systèmes inconnus et d'une subversion sociale atavique.

Avaries, bruit de parasites, espaces de transes
Dans les années 1990, ces courants -la science acoustique, l'art de l'écoute, les théâtres de l'impossible, les machines sensibles, la phénoménologie de la perception, l'articulation de l'espace- convergeaient avec les préoccupations de jeunes musiciens et d'artistes qui se tenaient à distance du monde des arts majeurs et de la musique de grande consommation. Au Japon par exemple, les procédés sonores délibérément non-musicaux de Minoru Sato et d'Atsushi Tominaga recensaient les sons de parasites périphériques et les craquements fugitifs de hauts-parleurs saturés de vapeur d'eau ou déconnectant des électrodes posées sur des cadres de fenêtres vibrants. Quand nous réfléchissons au fait que la plupart des travaux sur le son sont tombés sous l'étiquette de la musique, écrit Minoru Sato dans l'essai paru dans le catalogue de Sonic Perception (1996) au musée de Kawasaki nous ne pouvons qu'en conclure que la perception/conscience du son en tant que phénomène a toujours été négligée. Un autre compositeur japonais, Mamoru Fujieda, a prolongé ce commentaire en affirmant que L'idée commune selon laquelle toute forme artistique exploitant le son est de la musique est en train de perdre de sa validité.

Un nouveau développement dans le domaine de l'art des sons est issu du contexte des discothèques ces dernières années. Descendant d'une part de la disco, du funk et de la techno-pop européenne et japonaise, et de Stockhausen et de Pierre Schaeffer d'autre part, ce travail a évolué à partir de genres dance tels que la house, la techno, l'électro, le hip-hop, l'acid house, la musique industrielle et l'ambient. En 1975, Brian Eno décrivait la musique a m b i e n t comme une touche environnementale, un fond sonore qu'on pouvait écouter à divers degrés d'attention ou qu'on pouvait simplement ignorer. Comme Stéphane Mallarmé, qui avait inventé un parfum censé exprimer l'essence de son poème L'Après-midi d'un faune, (tout comme Debussy en avait exprimé l'essence par la musique), Brian Eno envisageait la musique comme un parfum. Dans le sillage de la disco, les clubs des années 1980 qui jouaient de la musique électronique catalysaient des sensations comparables même si les effets offraient un contraste saisissant avec les installations sonores méditatives et vidéo de Brian Eno. Étant donné que les DJ superposaient des couches de musique, les transformaient ou les mélangeaient en un flot ininterrompu, la notion d'auteur commença à perdre de son importance. Le son dans un club était un puissante articulation de l'espace, une expression extrême de durée musicale et de physicalité sonore. Malgré son rythme saccadé implacable et le fait que le volume sonore à laquelle elle était jouée la plaçait au premier plan de la perception, la musique n'était plus le point central de la socialisation. L'idée d'être assis en rangs parallèles et de fixer des musiciens éloignés persistait La puissance de ce rituel cédait cependant peu à peu la place à des souvenirs nostalgiques.

La technologie et la nature du clubbing soulevaient des contradictions délicates pour des musiciens dont l'art et les services n'étaient pas oubliés pour autant. Quel pouvait être la pertinence d'une performance en direct dans quelque sens traditionnel que ce soit, si le son avait été créé grâce au recours d'un échantillonnage complexe, de laborieux calculs mathématiques et de clics de souris sur un ordinateur portable? Totalement immergés dans l'ère numérique, des artistes tels que Oval, Bernard Günter, Pole, Christian Fennesz et Sachiko M sont les archéologues de la digitalisation et des avaries qu'elle suscite, leur musique étant décrite par Rob Young dans The Wire comme une musique urbaine environnementale -la cybernétique de la vie quotidienne- qui reflète l'épuisement des rythmes naturels dans l'expérience urbaine et dans les plateaux striés du domaine virtuel. Cet univers post-techno de clics, de scratches et de silences audibles était issu d'un siècle d'innovation musicale et énonçait quelque chose de totalement nouveau: un peu comme si, écrit Rob Young, les explorations s'étaient rapprochées des champs sonores ambient de l'axe John Cage/Brian Eno au point de nous faire baigner parmi des atomes de son agrandis à l'infini.

Beaucoup des vieilles distinctions entre arts mineurs et arts majeurs sont devenues floues sous l'effet des relations circulant entre l'art sonore et l'électronica expérimentale et leurs cousins des pistes de danse. Un virtuose de la platine hip-hop comme DJ Disk est capable de collaborer avec le guitariste improvisateur Derek Bailey tout en conservant la crédibilité qu'il s'est forgée sur la scène underground hip-hop. Une fascination pour les qualités de la platine -icône de la phonographie, fabrique de bruit, indicatif de la mémoire phonographique, appareil mécanique qui se prête à la performance en public, outil pour le montage et la transformation en temps réel- a captivé les artistes des sons comme les disc-jockeys du hiphop, ces deux catégories d'artistes de la platine se rejoignant dans leur obsession pour le vinyle et la pointe de lecture. D'une manière similaire, en capturant et en transformant des instantanés extraits d'archives sonores et de communications invisibles, les échantillonneurs digitaux et les numériseurs piègent des traces fantômatiques de notre présent fragmenté et médiatisé.

Le contexte des club a cependant ses limites. La transe narcotique d'un trajet en Eurostar, un festin de sons subliminaux, sont autant de lieux de rendez-vous probables pour des artistes contemporains du son. Le bruit des rues, des inconnus, des magasins, des zones industrielles abandonnées, des rivières, des aéroports, des gares et de points de repères sonores uniques, tout cela a généré une école d'art du son ambulant. Marqués par l'empreinte de 4'33, par l'art radiophonique, et les recensements quotidiens de paysages sonores de R. Murray Schafer, ces voyages interfolient la mémoire, l'observation, l'écoute, le texte et le son dans des théâtres invisibles et des cartes audibles.

Sonic Boom passe en revue les artistes les plus influents qui explorent ce domaine en expansion, à un moment critique de l'évolution des média. Nul ne sait où se dirigeront les arts des médias car leur destin est enchaîné à l'avenir incertain et saturé des communications électroniques. Nous ne pouvons que deviner. À cette phase de son histoire, un aspect fascinant de l'art du son réside dans la façon dont des contrastes saisissants dans les méthodes et les matériaux de travail peuvent encore être reliés à des sources historiques communes. Mécaniques ou organiques, électroniques ou acoustiques, brutales ou délicates, hi-tech ou rafistolés, solides ou intangibles, simples ou complexes, tous ces travaux sont liés à un profond niveau de bouleversement sonore. On a l'impression d'être dans le laboratoire du docteur Frankenstein, l'atelier de l'inventeur, le temple, le jardin japonais, l'entrepôt du ferrailleur ou le bunker militaire sous-terrain. Les sons eux-mêmes sont mystérieux à force d'être étranges et leur source, souvent incertaine. Un son peut même être suggéré sans être donné à entendre. Sonic Boom propose un paysage de l'imagination en élevant la perception du son de la condition de sens périphérique et d'événement discret vers celle d'environnement total pour les sens.

David TOOP
Publication : le 00 2002
Source :Catalogue Sonic Boom

Publié par Benoît Montigné

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